Jour de pluie

03/11/2020

          Il pleut. Cela fait 97 jours qu'il pleut. Les oracles se sont trompés. Ce n'est pas le feu qui purifie, c'est l'eau qui blanchit et tous les dieux se sont mis d'accord pour lessiver l'humanité de ses péchés. De l'eau, il en faut pour laver l'esprit des hommes. On doit bien admettre que ce châtiment est mérité. Nous avons mis les dieux mayas et aztèques au chômage. Nous avons civilisé les dieux africains. De l'islam, nous avons fait des croisements entre les différentes branches jusqu'à obtenir des prophètes bâtards. La chrétienté s'est convertie au monétarisme unique et est tombée en adoration devant l'altruisme bancaire. Le bouddhisme a dégénéré en sacrifice permanent et le judaïsme continue de se présenter en religion alternative. A vouloir s'élever au rang de princes maîtres des sacrements, nous avons excédé le peuple des immortels et provoqué l'alliance sacrée. A force de tutoyer les divinités, il était inévitable qu'elles répondent.

          Il pleut. Mon bureau a été surélevé mais j'ai tout de même les pieds dans l'eau. Tout a disparu dans l'élément liquide. Les terres et les mers sont confondues. Du monde connu ne subsistent que les sommets. Astronome au Pic du Midi, je suis en sursis. Chargé auparavant de recenser les comètes, les soleils et les planètes où la vie aurait pu s'enraciner, j'en suis réduit à surveiller un niveau d'eau et à évaluer ce qu'il reste de temps à vivre pour notre monde. Mes habitudes de scientifique maintiennent mon esprit dans une logique mathématique et la pureté des équations repousse l'horreur de leurs résultats au-delà de mes possibilités mentales. De veilleur des étoiles me voici transformé en dernier gardien des dernières terres émergées.

          Il pleut. L'eau monte. Les économies ont été bouleversées et les pouvoirs se sont déplacés. Seuls les états disposant de hauts sommets ont pu survivre jusqu'à maintenant. Le Tibet est devenu une grande puissance alors que l'Amérique, l'Europe, la Russie et la Chine sont sous les eaux. Faisant preuve d'une compassion exemplaire le nouveau Dalaï Lama a proposé qu'un couple représentant de chaque nation soit accueilli sur les sommets de l'Himalaya au-dessus des flots dans l'espoir futur de repeupler la terre. Scandalisés, tous les gouvernements se sont drapés dans leur dignité et ont préféré ne pas répondre à cet affront. Leurs peuples, bien que non consultés, ont été solidaires de leurs dirigeants et ont péri stoïquement à la manière du Titanic.

          Il pleut. Les scientifiques ont calculé que la terre ne pourrait pas résister à plus de 100 jours de pluie. Au-delà, notre planète ne sera qu'une sphère de liquide. Lavée, rincée, noyée, la race humaine aura disparu ainsi que toute vie animale et végétale. Nous avions peur de l'explosion, de l'incandescence planétaire et c'est l'eau qu'il fallait craindre. Il est faux de croire qu'on est puni par où on a péché. Si c'était le cas, c'est le feu qui aurait été lancé sur nous tant nous avons joué les alchimistes. Qui aurait pu penser qu'une modeste pluie viendrait à bout de notre puissante technologie et s'insinuerait jusque dans nos esprits au point d'enrayer nos pensées ?

          Il pleut. Je demeure seul avec mes réflexions. Les liaisons sont arrêtées depuis longtemps. Y a-t-il quelques autres hommes quelque part au milieu de ces flots ? Au début, la résistance s'est organisée. Des digues gigantesques ont été modelées, des remparts ont été construits, des élévations ont été érigées mais l'eau s'est infiltrée et le niveau est monté de façon inéluctable. Les populations ont été décimées. Curieusement, on n'a jamais vu de corps flottant à la surface des eaux. Les flots ont avalé tous les cadavres. L'eau a tout digéré. Même les créatures aquatiques ont disparu. Tout s'est dissous ajoutant de l'eau à l'eau. La boucle est bouclée. La vie est apparue dans les mers et c'est à l'eau que tout retourne. C'est un renvoie aux origines et nous avons ignoré pendant des millénaires combien nos racines plongeaient dans l'élément liquide. Ce n'est pas en poussière que nous finirons mais en gouttes d'eau dont la multitude assurera une surface étale sans vague.

          Il pleut depuis 100 jours. J'ai de l'eau jusqu'au cou et je me sens déjà en état de liquéfaction. Mon corps rendu à l'état liquide va bientôt grossir cette masse aqueuse et contribuer à l'élévation de son niveau. Mes dernières pensées vont à ma collection de cactus. J'ai bien peur que toute cette eau leur soit fatale.

Jean-Philippe FEVE Ecrivain et sculpteur sur bois
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