La dignité des pauvres

05/11/2020

          Fin 2018 et début 2019, j'ai passé quelques samedis après-midi devant mon écran de télévision à regarder se développer le mouvement des « gilets jaunes » sur les ronds-points d'abord, puis dans les rues des centres villes. Toutes les chaînes ont diffusé des reportages à longueur d'antenne pour analyser qui étaient les « gilets jaunes », et l'ampleur de leur mouvement. Ainsi, pour expliquer le général les journalistes se sont appliqués à nous montrer le particulier.

          On nous a présenté des personnes « gilets jaunes » dans l'intimité de leur intérieur qui racontaient avec calme et gravité leurs difficultés à joindre les deux bouts, avec une fin du mois qui commençait le quinze. Dans leur grande empathie et compassion, les chroniqueurs mettaient en avant la « dignité dans la pauvreté » de ces personnes, discours largement repris par nombre de commentateurs, ainsi que par le personnel politique. A l'opposé, les personnes « gilets jaunes » défilant bruyamment dans les rues, et se laissant déborder par une colère qu'ils ne contrôlaient plus, étaient immanquablement rangés dans la case des « casseurs » à sanctionner lourdement par les mêmes commentateurs sans état d'âme. Pourtant une même pauvreté ayant les mêmes causes mais deux catégories, les pauvres dignes et les autres, c'est-à-dire les casseurs ou assimilés.

          Cette « dignité des pauvres » a fait surgir dans mes pensées le souvenir de mes grands-parents paternels. C'était ce qu'on peut appeler des pauvres. Mon grand-père a quitté l'école à neuf ans pour aller garder les vaches, puis a travaillé aux services de la ville et a ensuite exercé le sinistre métier de croque-mort. Ma grand-mère, orpheline de père et mère, a été élevée avec ses deux frères par sa grand-mère. Couturière de formation, elle faisait des ménages chez des particuliers aisés et des retouches à la maison. Mon père et sa sœur n'ont jamais manqué de rien et sont chacun entrés dans la vie avec un métier dans les mains.

          Je me souviens que, lorsque j'étais petit, je passais régulièrement quelques jours chez eux. Ma grand-mère me faisait toujours faire un gâteau à la farine de Maïzena que je pouvais pétrir à la main. J'adorais aussi tourner la manivelle du vieux moulin à café et quand je repartais, ils avaient du café moulu pour au moins un mois, si ce n'était pas plus ! Quand on ouvrait le placard à vaisselle, ça embaumait l'huile de noix parce que ma grand-mère n'essuyait jamais le goulot de la bouteille et que, quelques gouttes glissant régulièrement le long de celle-ci avaient peu à peu imprégné le bois de l'étagère. Lorsque, au hasard de ses achats, on lui rendait la monnaie avec une grosse pièce de cinq francs, la plus belle pièce de notre monnaie, ma grand-mère la mettait de côté pour me l'offrir. Je me sentais gâté par mes grands-parents. Pourtant, je savais confusément qu'ils n'étaient pas riches car ma grand-mère passait son temps à m'expliquer comment éviter le gaspillage alimentaire, qu'un bon objet est un objet qui dure et que « un sou, c'est un sou ».

          Plus tard, en grandissant, je me suis rendu compte de la réalité de leur situation financière. Ils étaient à la retraite, vivant dans un tout petit deux pièces sans salle de bain et économisant sur tout, mais pourtant ma grand-mère claironnait qu'ils « n'avaient jamais été aussi heureux ». Honnêtes d'une façon scrupuleuse et ne râlant jamais, ils étaient des personnes pauvres très dignes qui étaient respectés et estimés.

          Ma grand-mère me racontait aussi ses travaux de ménage chez des particuliers. Elle en parlait avec ravissement avec des étoiles dans les yeux. Elle me disait qu'elle n'avait eu que des patrons remplis de gentillesse pour elle, qui lui donnaient des étrennes et leurs vêtements usagés quand ils avaient fini de les porter. Même dans ses souvenirs, elle était encore en admiration devant eux (« Merci Monsieur, merci mon bon Maître » comme chantait Brel) et n'avait absolument pas conscience que leurs relations n'étaient que des relations de travail et, qu'au motif de quelques dons, elle s'était faite copieusement exploiter. Elle et mon grand-père avaient parfaitement intégré leur statut de pauvres avec une sorte de fatalisme et de soumission volontaire. Ils ne contestaient rien et étaient heureux du peu qu'ils avaient. Ils étaient très dignes dans la pauvreté.

          Ils étaient très dignes dans la pauvreté mais je me souviens qu'alors j'étais gêné par le discours de ma grand-mère. Je crois que j'aurais voulu qu'ils se soient rebellés à un moment ou un autre de leur vie, qu'ils aient refusé la pauvreté comme inéluctable et se soient redressés pour revendiquer des droits qui étaient les leurs. Leur passivité, et même plus que ça, leur adhésion au fait « qu'il faut de tout pour faire un monde, des riches et des pauvres » et leur simple constat qu'ils étaient tombés du côté pauvre sans aucune remise en question de cet état de fait me procurait un malaise qui augmentait au fur et à mesure que je grandissais.

          Maintenant, tous ces reportages et commentaires sur la dignité des « gilets jaunes » qui tirent le diable par la queue font écho à la situation de mes grands-parents. J'y pense et je me dis que la dignité est une qualité surtout attribuée aux personnes qui subissent, et qui subissent sans rien dire comme si tout ce qu'ils enduraient en silence était compensé par cette qualité supérieure de la dignité. Vous avez sans doute remarqué qu'on ne parle quasiment jamais de la dignité des riches. On ne l'évoque pas car les riches sont dignes par essence alors que chez les pauvres, il faut une force d'âme peu commune pour ne pas s'avilir, s'abaisser, ce qui est implicitement considéré comme intrinsèque chez eux (c'est la plèbe, le bas-peuple n'est-ce pas ?) et cette force d'âme est récompensée par la dignité qu'on leur accorde. Peut-être est-ce aussi la marque d'une religion omniprésente à l'époque ? La religion comme moyen de maintenir un couvercle sur les rancœurs car c'est la volonté de Dieu ! La dignité comme un prolongement des béatitudes, « Heureux les pauvres silencieux car ils auront la dignité et entreront au royaume des cieux ». Mais cette qualité est éphémère et peut vous être retirée à tout moment dès lors que commencez à contester et revendiquer haut et fort.

          Ainsi, certains commentaires concernant les « gilets jaunes » sont infâmes, notamment quand ils opposent la dignité des « gentils » à la colère exprimée des autres et je fais mienne la définition de la dignité rédigée dans un tract diffusé en 1986.

« Dignité : qualité recommandée aux pauvres pour les consoler de leur pauvreté. La dignité s'exprime le mieux lorsque les pauvres ferment leur gueule. »

« La dignité des pauvres », je hais cette expression !

Jean-Philippe FEVE Ecrivain et sculpteur sur bois
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